Télétravail : patronat et syndicats promettent un diagnostic à la rentrée

Patronat et syndicats ont ouvert vendredi 5 juin des discussions sur le télétravail qui devraient s’achever à la fin septembre.

Entre cinq et huit millions. C’est l’évaluation du nombre de personnes ayant télétravaillé pendant le confinement, dont beaucoup sont encore chez elles. Du fait de la crise du coronavirus, ce qui était en progression mais atypique est devenu commun. Avec une extension aux employés d’une pratique jusque-là réservée aux cadres. Dans ce contexte, après s’être fait prier, le patronat a annoncé à la mi-mai qu’il était prêt à engager des discussions sur le télétravail. La première réunion a eu lieu vendredi.

Le confinement, une forme de « crash-test »

Ce n’est pas la première fois que les partenaires sociaux s’attaquent au sujet. C’est même un des rares à avoir fait l’objet d’un accord national interprofessionnel signé, en 2005, par les trois organisations patronales et les cinq organisations syndicales, donc non seulement la CFDT et la CFTC mais aussi la CFE-CGC ainsi que Force ouvrière et la CGT. En 2017 aussi, pour la réforme du Code du travail, ils avaient travaillé à un document commun.

Patronat et syndicats ont confirmé lors de leur première rencontre une chose : le confinement a représenté une forme de « crash -test » du télétravail, pour reprendre les termes d’Eric Chevée, vice-président de la CPME chargé du social. « Il y aura un avant et un après », souligne un syndicaliste. Mais le sujet est plus large ; ne serait-ce que parce que les représentants des employeurs comme des salariés en sont d’accord, le travail à domicile à 100 % n’est pas forcément souhaitable.

« Un droit pour le salarié »

Reste que si le dialogue s’est noué, pour l’heure, son objectif fait débat. « Sur le temps de travail, le droit à la déconnexion, notamment, il y a besoin de cadrer les choses », pour Béatrice Clicq, secrétaire confédérale de Force ouvrière. « Le télétravail doit être un droit pour le salarié et non un outil de pression pour l’employeur », alerte Jérôme Vivenza, le négociateur de la CGT. « Il y a nécessité de négocier un nouvel accord national interprofessionnel », insiste, comme ses homologues, Catherine Pinchaut, secrétaire nationale de la CFDT.

Ce n’est pas l’avis du patronat. « L’objectif est de partager un diagnostic à partir du vécu des salariés et des entreprises pendant la crise sanitaire pour apporter aux entreprises prioritairement, et potentiellement aux branches (même si nous n’avons pas de demande de ce côté), des points de repère », explique Hubert Mongon, le délégué général de l’UIMM (métallurgie), chargé des relations du travail au Medef. Pas question notamment pour les organisations patronales de revenir sur les dispositions prises par ordonnance lors de la réforme du Code du travail dont, du côté syndical, certains déplorent qu’elles aient « quasiment effacé l’accord de 2005 ».

Enjeux d’organisation, humains et familiaux, sociaux, territoriaux, de mobilité, de ressources humaines avec la fracture cols blancs et bleus par exemple, ou encore de management… Les sujets ne manqueront pas en tout cas pour les deux prochaines réunions programmées le 19 juin et le 2 juillet au matin.

Les deux suivantes se tiendront à la rentrée pour travailler à une synthèse dont la première est fixée au 2 septembre et la seconde avant la fin du même mois. La matière ne manquera pas. Du côté syndical comme patronal, les uns et les autres ont déjà commencé à travailler sur le sujet, notamment du côté de la CGT, de la CFDT, de la CFTC et de l’Unsa ainsi que de celui du Medef.

La suite n’est pas encore écrite. « Il faut un diagnostic le plus exhaustif possible, et on verra bien alors s’il y a des trous dans la raquette », concède un représentant des employeurs qui admet des clivages au sein de son camp, non pas entre organisations patronales mais avec de « grandes entreprises du secteur tertiaire qui veulent pousser pour un maximum de télétravail » et d’autres qui, au contraire, freinent des quatre fers.

Source Les Echos Leïla de Comarmond

Le confinement a libéré le travail réel

Spécialiste de l’organisation du travail, Yves Morieux analyse les effets puissants de la montée du télétravail lors du confinement. D’immenses gains de productivité sont à portée de main, à condition que les managers travaillent eux aussi très différemment.

Le confinement décidé pour enrayer l’épidémie du Covid-19 a bousculé les entreprises, qui ont dû inventer de nouvelles façons de travailler. Vous qui les conseillez sur leur organisation, qu’est-ce qui vous a frappé ?

Deux constats. D’abord, j’observe que la production a moins diminué que la présence en entreprise et que le temps travaillé – même si les données macroéconomiques semblent indiquer que la baisse de l’activité économique est du même ordre que la part des salariés qui ont cessé le travail. C’est la confirmation qu’une bonne partie du temps passé en entreprise n’est pas productif. Ensuite, la contrainte a obligé les entreprises à passer en numérique. Le temps gagné est gigantesque. Tous ceux qui passaient leur journée en réunion ont pu expérimenter des moments en Zoom ou en Teams plus ramassés où se prenaient autant de décisions. Un rendez-vous d’une heure pouvait nécessiter auparavant un ou deux jours de déplacement, avec l’avion ou le train, le taxi, le passage par l’accueil, etc. Avec les outils numériques, il prend… une heure. Un comité de direction qui pouvait durer avant six heures est ramené à une séance de travail sur trois questions clés. Le confinement nous a catapultés dix ans en avance dans la désinhibition face au digital ! Car il ne faut pas s’y tromper, le télétravail est une illustration concrète de la révolution digitale. Ce faisant, il a révélé l’immense potentiel qu’il y a dans les entreprises en matière de productivité. Et en élimination de réunions inutiles…

Qu’en restera-t-il ?

Il ne faut pas confondre la joie que nous éprouvons de nous retrouver à l’air libre sur une terrasse de café avec un désir de retour à la case départ dans le travail. Selon un théorème de marketing, « L’acte de consommation change le consommateur ». On ne change pas les attitudes et les mentalités par la communication ; c’est quand le contexte change que les comportements s’adaptent et la mentalité évolue. Le même mécanisme est ici à l’oeuvre. Après avoir télétravaillé pendant deux mois, nous ne travaillerons plus de la même manière. D’après nos études, avant le confinement, 40 % des employeurs étaient résolument contre le télétravail ou le considéraient comme un phénomène qui devait rester marginal. Cette proportion est tombée à 20 %.

Le télétravail serait-il donc une solution parfaite ?

Non. Il pose un vrai problème. Il joue certes comme un tamis, qui élimine toutes les scories du travail « par contiguïté ». Il fait disparaître toutes les interactions facilitées par la proximité comme ces rencontres fortuites autour de la machine à café ou devant les ascenseurs, qui ne sont en réalité qu’un substitut à la désorganisation et au manque de priorisation. « Tiens, pour régler cette question, on va organiser une réunion »… Faute de hiérarchiser les messages, on les répète indéfiniment. Quand le travail passe en numérique, la plupart de ces gaspillages disparaissent. De la même manière, les « bullshit jobs », ces fonctions générées par la bureaucratie galopante des organisations, sont apparus pendant cette période pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des postes superflus. Mais le télétravail fonctionne aussi comme un emporte-pièce. Il peut effacer un sentiment d’appartenance, l’identité que donne le travail accompli dans un même lieu. Mais faut-il vraiment « aller au travail » pour en être fier ? C’est peut-être qu’on n’a pas assez réfléchi à ce qui fait la fierté du travail. Beaucoup des supposés bienfaits de la colocalisation sont souvent des substituts pour compenser des déficiences organisationnelles et managériales.

Mais comment prendre en télétravail toutes les microdécisions qui se prennent quand on est en contact quotidien ?

Le modèle de l’avenir est sans doute un modèle hybride qui ne sera ni 100 % bureau ni 100 % télétravail, mais quelque part entre les deux. Avec un jour ou deux en entreprise, pour un temps en commun consacré largement à résoudre les problèmes.

Ne risque-t-on pas aussi de faire disparaître les interstices de l’organisation où émerge souvent l’innovation ? Les entreprises avaient déjà buté sur cet obstacle quand elles avaient rationalisé à fond leur processus de production.

C’est vrai que l’innovation naît souvent dans des interactions fortuites. J’ai un souvenir très précis d’une telle opportunité. Alors que je travaillais dans un grand groupe d’hôtellerie, un dirigeant m’a interpellé dans le couloir sur un sujet qui lui trottait dans la tête, et dont il n’aurait sans doute jamais parlé en réunion. Il y a un lien assez logique entre l’état d’un hôtel et sa rentabilité. Mais pourquoi donc 10 % de ce lien, de cette variance, était inexpliqué ? En creusant cette question, nous avons découvert un immense gisement de productivité dans les hôtels. Et c’est vrai que le télétravail fait disparaître ces moments un peu lâches, ce « slack » comme disent les Anglo-Saxons, qu’on se permet plus facilement quand on est proche les uns des autres. Il y a bien sûr des solutions, des outils numériques, des plateformes de travail interactif en commun. Mais ce n’est pas fortuit.

Les salariés, eux aussi, ont accepté le télétravail parce qu’ils n’avaient pas le choix. Voudront-ils continuer ?

Selon une étude Malakoff Humanis, 73 % des télétravailleurs veulent continuer. Et ce n’est pas très étonnant, car cette forme d’organisation leur offre ce à quoi ils aspirent : davantage d’autonomie, de responsabilité, de flexibilité dans l’emploi du temps. Ils l’ont pourtant expérimentée dans des conditions qui étaient loin d’être optimales, sans préparation, et avec des enfants à la maison et non à l’école. On peut d’ailleurs se demander si le télétravail en période de confinement est du vrai télétravail. Mais il y a une « force de compulsion du travail », qui s’exerce jusqu’à ce que les tâches à accomplir soient effectuées. De ce point de vue, le risque de manque d’assiduité en télétravail est limité. C’est d’ailleurs pourquoi on évoque le risque d’empiétement sur la vie familiale.

Dans beaucoup d’entreprises, une minorité de salariés en télétravail se sont désinvestis. On pourrait même parler de décrocheurs. Que faire ?

Le bénéfice du télétravail n’est qu’un potentiel. La pièce peut tomber du mauvais côté. Il y a effectivement un risque de désengagement, de certains salariés qui sont à la traîne mais aussi parmi ceux qui contribuent le plus à la performance de l’entreprise. C’est l’un des angles morts du télétravail. Je dis depuis longtemps que le manager doit sortir de son bureau pour revenir au coeur de l’action, avec ses équipes, et que son vrai métier est d’observer la coopération entre les salariés pour la renforcer. En télétravail, cette observation est beaucoup plus difficile. Au bureau, le manager voit celui qui fait avancer les choses en aidant les autres. En télétravail, il ne le voit plus. Résultat, l’engagement de ceux qui remplissent ce rôle, pourtant clé pour l’entreprise, risque de s’estomper.

Dans vos travaux, vous montrez que les entreprises risquent de se noyer dans la complexité. Avec le télétravail, ne risquent-elles pas d’être submergées ?

Ce n’est pas seulement le télétravail qui est en jeu ici. La pandémie du Covid-19, les moyens adoptés pour la maîtriser et l’après-pandémie accroissent pour les entreprises l’incertitude, la volatilité et le besoin de résilience. Et pour parvenir à cette résilience, il faut de la flexibilité, une diversification des approvisionnements, de la redondance dans les stocks. L’entreprise est confrontée à une nouvelle vague de complexité. Si les entreprises réagissent comme avant, en multipliant structures et procédures à chaque nouveau défi, elles ne pas vont être seulement submergées mais englouties par la complexité ! Elles doivent donc, encore plus qu’avant, décompliquer leur organisation, en utilisant mieux les outils numériques – pas question par exemple de demander aux managers de maîtriser une dizaine de plateformes collaboratives – et en exploitant tout ce qu’on apprend avec le télétravail, à commencer par une forme de discipline. Le confinement a déconfiné le travail réel, la vraie valeur ajoutée. Un travail qui était confiné par les mauvaises facilités souvent laissées par le contrôle par contiguïté et la supervision directe – quand on est sous le même toit, on a les gens sous la main pour de multiples réunions !

Comment se transforme le rôle du manager dans le télétravail ?

Il doit toujours comprendre ce que font ses équipes, et pourquoi ils le font. Mais c’est beaucoup moins facile que lorsqu’il a ses collaborateurs sous la main. Il faut donc inventer de nouveaux outils. Peut-être des dispositifs de machine learning pourraient-ils l’aider à saisir ce qui se passe, avec des « pulse checks » des enquêtes brèves et fréquentes auprès des équipes pour évaluer leur engagement. Quand le manager voit son collaborateur sur un écran vidéo au lieu d’être en face de lui, il s’épuise à essayer de guetter les signaux que donnent d’ordinaire les mouvements du corps – bouger le corps, c’est dénouer l’esprit ! Le manager doit aussi passer davantage de temps en interaction bilatérale, avec chacun de ses collaborateurs. Ca prend du temps, mais on en économise tellement par ailleurs… Et puis, c’est l’occasion de faire évoluer des modes de management restés beaucoup trop traditionnels dans la plupart des entreprises, marqués notamment par le contrôle direct des managers sur leurs équipes.

Avec la généralisation du télétravail se pose la question de l’espace de l’entreprise, de son organisation, de sa superficie aussi…

Avec les règles de distanciation sociale imposées par l’épidémie, ce sujet n’est pas d’actualité. Dans les mois qui viennent les entreprises auront besoin de tout l’espace disponible, même si une fraction seulement de l’effectif se rend au bureau. Mais, à terme, la question des mètres carrés et de leur utilisation va se poser. Ce qu’on constate dans les entreprises qui ont déjà généralisé le télétravail, c’est une économie annuelle de 10.000 dollars par employé. Dans ce cadre, on peut aussi s’interroger sur l’opportunité de conserver les bureaux-vitrines souvent coûteux, dans lesquels de nombreuses entreprises ont investi ces dernières années.

Toutes les entreprises peuvent-elles basculer dans le télétravail ?

Dès lors que le travail peut être effectué à distance, pourquoi pas ? Imaginait-on par exemple que des agences bancaires puissent fonctionner en télétravail ou qu’un constructeur automobile envisage de faire télétravailler ses commerciaux et ses ingénieurs R & D ? En revanche, je ne suis pas sûr que le télétravail soit adapté à toutes les fonctions. Pour les jobs créatifs notamment, les interactions jouent un rôle clé dans la performance. C’est particulièrement vrai pour le métier de journaliste.

Source Les Echos François Vidal et Jean-Marc Vittori

Le flex-office est mort : vive le cobureau !

La blague a circulé sur les réseaux sociaux : qui dirige la transformation digitale dans votre entreprise ? Covid-19 ! C’est vrai. Formations en ligne, marketing digital, management à distance : confinement oblige, on a vu l’acculturation numérique des organisations s’accélérer à vitesse grand V durant ces trois derniers mois.

Une autre dimension professionnelle connaît en ce moment une mutation tout aussi profonde, mais encore peu visible. C’est la révolution de l’aménagement des espaces de travail. Parler de révolution n’est pas exagéré. Les professionnels de l’aménagement observent chaque jour combien les demandes ont radicalement changé en quelques semaines. Une anecdote parmi tant d’autres, qui porte sur l’équipement d’un lieu on ne peut plus fonctionnel : vous souvenez-vous des sèche-mains ultrarapides et très design d’une marque novatrice ? C’était il y a quelques mois le nec plus ultra des demandes. C’est aujourd’hui un objet que nombre d’entreprises démantèlent en urgence pour lui préférer de simples serviettes à usage unique. Cette entreprise dynamique saura rebondir, mais en attendant prenons les paris : nous trouverons un jour cet objet exposé comme emblème du design pré-Covid.

Il y a dans cette révolution nombre d’ajustements motivés par des impératifs sanitaires ou technologiques. C’est le versant visible de l’évolution à venir des espaces de travail. Banalisation du Plexiglas, distance accrue dans les espaces partagés, organisation plus contraignante de la circulation, ou encore digitalisation des salles de réunion, pour faciliter le télétravail. Certaines entreprises se posent également la question de la réduction du nombre de mètres carrés, sous-estimant combien la sérendipité est créatrice de valeur et de culture commune dans un groupe humain.

Mais il y a plus profond encore, car l’espace de travail est un lieu éminemment politique. Il exprime le rapport idéalisé qu’une institution entretient à ses populations. Dans cette analogie, l’open-space est au bureau ce que l’Union européenne est aux nations : une circulation sans entrave couplée à une bureaucratie tranquille.

De ce point de vue, la percée néolibérale dans les espaces de travail, dont le flex-office constituait sans doute l’expression la plus aboutie, se trouve sérieusement fragilisée. Tant mieux ! Voici que la crise nous rappelle à la nécessité d’espaces attitrés. D’un lieu à soi pour travailler et produire, pour reprendre Virginia Woolf. Le travailleur n’est plus nomade et stratège, mais redevient voyageur à partir d’un ancrage bien à lui.

Cette transformation constitue une gageure sur le plan économique, car elle voit s’affronter deux mécaniques contradictoires. D’un côté, les espaces doivent donc devenir attitrés, pour des raisons sanitaires élémentaires. De l’autre, ils seront nettement moins occupés, car le télétravail s’est irrémédiablement diffusé.

Comment résoudre cet antagonisme ? Il y a là la place pour inventer une nouvelle manière d’aménager les espaces : le bureau commun ou « cobureau ». Sur le principe des espaces mutualisés dans les collectivités de particuliers ou dans les colocations, il est possible de créer un espace dédié, mais aménagé pour quelques personnes.

De ce point de vue, les co-working ont des choses à nous enseigner. Certains sont parvenus à proposer des espaces où l’on se sent totalement chez soi, mais qui sont tout aussi totalement à d’autres. Où l’on peut poser ses cadres photo sans qu’ils ne soient remisés dans un casier chaque soir, qui permet de prendre soin d’une plante verte ou de profiter d’un rangement personnel au lieu de casiers anonymes. En bref, un espace conçu pour que chacun ait vraiment sa place et que l’empreinte de chacun soit tolérée. La « clean desk policy » est loin !

C’est l’heure de réenclencher une vision mutualiste de l’occupation d’espaces de travail, de proposer des bureaux vivants et revitalisants pour celles et ceux qui les occupent. La crise aura, au moins, eu ce mérite.

Source Les Echos Eliel Arnold

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