Le flex office sera-t-il l’avenir du bureau ?

Dans de plus en plus d’entreprises, les salariés n’ont plus de poste de travail attitré mais s’installent, lorsqu’ils viennent au bureau, chaque fois à un endroit différent. Un changement qui peut s’avérer perturbant pour tous – y compris pour les chefs – et qui nécessite d’être encadré.

L’épidémie de Covid-19 a accéléré le développement du télétravail. Avec pour corollaire, dans de nombreuses entreprises, l’instauration d’une organisation en « flex office », où les postes de travail sont partagés, appelée, selon de nombreux experts, à devenir le mode d’organisation dominant. Le principe : les salariés n’ont plus de place attribuée mais s’installent chaque jour à un endroit différent, à un poste resté vacant. Cette organisation présente d’énormes avantages pour les directions : elle permet d’optimiser l’utilisation des bureaux, de gagner en mètres carrés et de réaliser, éventuellement, des économies. Sachant que l’immobilier est le deuxième poste de dépenses des sociétés, derrière les salaires. Mais attention aux effets de bords pour les salariés si ce changement radical est mal géré. Il est impératif de tenir compte de leurs aspirations et de leur bien-être. Autrement, gare à la démotivation !

Car, avec le flex office, plus possible de s’approprier son espace de travail en y accrochant une photo des enfants, l’oeuvre du petit dernier offerte à la fête des mères, ou en y installant sa plante verte. Chaque poste devient anonyme. « C’est une préoccupation pour certains salariés qui ont besoin d’avoir un endroit à eux dans l’entreprise, d’y apposer leur empreinte, et pour qui cela est même un signe de considération », explique Valentina Urreiztieta-Terán, psychologue du travail et des organisations et membre du cabinet de conseil Empreinte Humaine. Ce système de postes de travail partagés peut également donner à quelques-uns le sentiment d’être un peu interchangeables… comme leurs bureaux. De ne plus exister en tant qu’individus.

Et puis il y a tous ces irritants induits par ce type d’organisation. Comme le fait de devoir chaque jour se trouver une nouvelle place. Ou le temps perdu chaque soir à ranger une documentation qu’il faudra ressortir le lendemain. Sans compter d’autres pertes de repères. Comme « le fait de ne plus être assis près de la collègue à côté de laquelle je m’asseyais depuis quinze ans. Ou de ne pas savoir si je vais pouvoir m’installer à proximité des personnes avec lesquelles j’ai besoin de travailler », poursuit la psychologue. Ou la crainte – quand le chef, qui avait son bureau fermé, atterri soudainement au milieu de l’espace commun, « de ne plus pouvoir être soi-même ».

« Temps d’adaptation »

Ces bouleversements arrivent au moment où les épisodes de confinement et de télétravail forcés ont paradoxalement renforcé les attentes des Français vis-à-vis de leur bureau. Selon une récente étude de JLL, ils sont ainsi 83 % à aspirer à des bureaux « plus humains ». Pour éviter que les salariés ne ressentent leur nouvelle organisation de travail comme déshumanisante, il faut les impliquer dès le début, mener la réflexion avec eux. Et les accompagner, « en les encourageant à verbaliser leurs craintes », poursuit la psychologue. « Il faut aussi se dire qu’un temps d’adaptation sera forcément nécessaire face à cette perte d’habitudes et que cela est normal », ajoute-t-elle.

Le rôle des managers est ici clé. Ils doivent mettre en musique la nouvelle façon de travailler. Et vanter auprès de leurs troupes l’intérêt du flex office qui, de l’avis de nombreux experts immobiliers, doit impérativement s’accompagner de la mise en place de nouveaux espaces pour se rencontrer, inventer, créer du lien, autour du poste de travail. Et aussi de lieux pour se retrouver seul, au calme, pour se concentrer. « Certaines entreprises, dans une logique quantitative, comptent les mètres carrés de bureaux sans questionner la façon de travailler – la collaboration, l’ambiance, la cohésion d’équipe. Il faut que l’entreprise et les managers inventent une façon de vivre, de travailler ensemble, de résoudre des problèmes ensemble et adaptent leurs locaux en fonction », souligne David Mahé, président de la commission conseil en stratégie et management chez Syntec Conseil et président de Human & Work, spécialiste des questions de bien-être au travail.

Organisation « par quartier »

« On peut perdre un certain confort [avec l’instauration du flex office, NDLR], puisqu’on n’a plus de bureau individuel, mais on peut beaucoup y gagner en intelligence collective, dans la façon dont on va collaborer et innover avec ses collègues. Le tout est que le flex office soit bien pensé », estime de son côté Florent Frontela, associé capital humain chez Deloitte. Aux managers aussi de créer une dynamique d’équipe pour que tous ces changements ne viennent pas briser « le sentiment d’appartenance à un collectif ». « Ils peuvent, par exemple, instaurer une mini-réunion chaque matin où ils expliquent ce qu’ils attendent des uns et des autres, des rituels le midi, des pots de service. Mais il faut aussi respecter le fait que certains collaborateurs ont parfois besoin de se retirer, de se retrouver », poursuit-il.

Accompagner le changement, et porter une attention plus particulière à certaines catégories de personnels font aussi partie des clés de la réussite dans ce monde du travail qui se dessine. « Quand on est une jeune recrue dans un environnement mouvant, on met plus de temps à prendre ses marques », note par exemple Charles Boudet, directeur général France du conseil en immobilier tertiaire JLL. L’intégration des « nouveaux » devra donc être suivie avec attention.

Pour faciliter un peu la vie des managers comme celle des équipes, les spécialistes conseillent une organisation en flex office « par quartier » et pas « totale » pour conserver une cohérence dans les services. Et l’utilisation d’outils informatiques pour repérer qui est où à quel moment. Car le « salarié de base » n’est pas le seul à pouvoir se sentir bousculé par cette nouvelle organisation hybride – entre travail au bureau et travail à distance – et où chacun change constamment de place lorsqu’il est présent dans les locaux de son entreprise. Les managers non plus n’étaient pas préparés à tous ces changements.

Le travail hybride en chiffres

2 jours de télétravailpar semaine. C’est ce que prévoient la plupart des accords sur l’organisation du travail signés dans les entreprises.

0,67 poste de travail par personne au lieu de 1. C’est le nouveau ratio moyen dans les bureaux pour les entreprises qui ont adopté le « flex office ».

De 15 % à 35 %. C’est l’économie de mètres carrés réalisée par ces mêmes entreprises.

Le management va devenir plus complexe

« Le télétravail et l’organisation des bureaux en flex office compliquent clairement la tâche du management intermédiaire. Pour un chef, il est beaucoup plus facile de faire passer des messages quand tout le monde est au bureau et toujours au même endroit, de trouver la personne qu’il cherche, de créer du contact en faisant le tour des locaux, de signifier un avis en souriant ou en fronçant les sourcils… » estime le patron de JLL, Charles Boudet. Pour lui, le mode de management va nécessairement changer. « Il va y avoir une vraie dichotomie entre les directions qui ont la culture du résultat et celles qui ont la culture du procédé », poursuit-il. En clair, les chefs vont devoir apprendre à faire davantage confiance à leurs troupes. « Il faut passer du management de contrôle – j’ai mon bureau fermé parce que je suis chef et je veux savoir où sont les gens pour vérifier qu’ils travaillent – à un management de confiance, où le manager devient un chef d’orchestre », renchérit Florent Frontela, associé capital humain chez Deloitte. « D’ailleurs, les bons managers d’aujourd’hui ne seront pas forcément les bons managers de demain », note-t-il.

Source Elsa Dicharry – Les Echos

Le télétravail, de la grande pagaille à un bon rougail

Une organisation ancestrale du travail a volé en éclats avec l’épidémie. Le dialogue social va devoir venir au niveau de l’individu, avec des managers qui n’y sont pas toujours rodés.

Quand allons-nous pouvoir organiser cette satanée réunion de service ? Impossible lundi matin, le chef est en comité de direction. Après, il faut bien remettre la machine en route, et de toute façon les deux provinciaux sont en télétravail. Comme le vendredi d’ailleurs, où de toute façon il n’y a jamais eu de réunion l’après-midi, sauf la fois où les locaux avaient été inondés. Heureusement qu’il n’y a que deux jours de télétravail par semaine dans l’accord d’entreprise…

Le mercredi est également injouable. La moitié des parents viennent bien au bureau parce qu’il y a trop de monde à la maison ce jour-là, mais l’autre moitié reste à domicile en espérant entrevoir ou surveiller ses chers petits. Mardi aurait été idéal. Mais Aurélie doit absolument aller déjeuner à Lyon avec Durand, le gros client que personne du service n’a vu en vrai depuis un an. Elle aurait aussi pu y aller jeudi, mais là-bas ils ont trois jours de télétravail par semaine et donc Durand n’est pas en ville jeudi. Réunion jeudi alors. Quoi ? Jacques a posé son jour volant pour un examen médical ? Alors il va falloir repousser à la semaine prochaine. Sans oublier de prévenir Charlène, en tétéetravail depuis son retour de congé maternité, et Frank, qui a déménagé à Bordeaux en promettant de venir à chaque réunion de service.

Ordre immuable

Ainsi va la vie dans beaucoup d’entreprises françaises en cette étrange rentrée 2021. On pourrait causer des composants qui n’arrivent pas à l’usine, du client à reconquérir, des revendications salariales qui pourraient durcir dans les mois qui viennent. Ou bien ressasser le prochain variant du virus, la rumeur d’une augmentation à venir du nombre de personnes autorisées dans l’ascenseur, le port incongru du masque dans un bureau de cinq collègues vaccinés.

Mais la priorité, c’est la pagaille du temps de travail. Avant, les horaires tenaient du jardin à la française. On travaillait dans les bureaux tous les jours de 9 heures à 17 heures. Un peu plus tôt dans les firmes industrielles, un peu plus tard dans la banque, avec parfois des horaires un peu décalés pour désengorger les métros dans les grandes villes, mais le cadre général n’avait pratiquement pas changé depuis plus d’un siècle.

Les confinements décidés par les pouvoirs publics pour contenir l’épidémie de Covid ont fait voler en éclats cet ordre immuable, dans toutes les activités où il est possible de travailler de chez soi. Ce qui concerne entre le tiers et la moitié des salariés.

En deux jours, ce qui semblait impossible est devenu la norme. James Gorman, le patron de la banque new-yorkaise Morgan Stanley, l’a bien résumé : « Si vous m’aviez dit il y a trois mois que 90 % de nos salariés allaient travailler de chez eux et que l’entreprise fonctionnerait correctement, je vous aurais dit que c’était un test que je n’étais pas prêt à faire, car le risque d’avoir tort était très élevé. »

Quatre fois plus de télétravail

Mais il est plus difficile de revenir sur terre que de partir dans la lune du télétravail. Car il est hors de question de revenir à la terre d’avant. Cap sur le jardin à l’anglaise ! Nous savons qu’il est possible de faire autrement, comme le souhaitent pratiquement tous ceux qui travaillent au bureau. Dans une enquête réalisée par l’Ugict, la branche cadres de la CGT, 98 % des 15.000 répondantes et répondants ont affirmé qu’ils aimeraient continuer à télétravailler !

A partir d’une grosse étude réalisée pendant un an aux Etats-Unis, trois chercheurs, Nicholas Bloom, Jose Maria Barrero et Steven J. Davis, estiment dans un article académique publié par la London School of Economics que « les travailleurs américains feront environ 20 % de leurs journées de travail depuis leur domicile dans l’économie post-pandémie, quatre fois le niveau pré-Covid ». Il y a peu de raisons que l’ordre de grandeur soit très différent en France.

Il va donc falloir organiser tout ça. Face à la grande pagaille du télétravail, chaque entreprise va devoir mitonner son rougail. Le rougail, c’est une sauce préparée à La Réunion et à l’île Maurice pour accompagner un plat au curry, à base de fruits et légumes coupés en petits morceaux. Avec autant de recettes que de cuisiniers. Il y a toujours des oignons, mais chacun met ensuite ce qu’il veut ou ce qu’il a – tomates, pommes acidulées, mangues, citrons, concombres, cacahuètes, aubergines…

« J’habite à Barcelone »

De même, chaque entreprise va devoir concocter sa propre recette, avec ses ressources, ses contraintes, sa stratégie – et les envies des uns et des autres. Le tiers des directeurs de ressources humaines disent ainsi avoir dans leurs effectifs des salariés qui ont déménagé, selon une enquête de leur association, l’ANDRH. Dans les métiers très demandés, notamment dans les technologies de l’information, il est devenu possible d’entendre un candidat dire : « Je veux bien venir travailler chez vous, mais j’habite à Barcelone. » Des salariés aspirent à venir deux jours par semaine, d’autres trois ou quatre. Etc.

En France, le dialogue social se conçoit d’abord à l’échelle nationale ou à la rigueur de la branche professionnelle. Les accords d’entreprise montent en puissance (2.000 l’an dernier sur le télétravail, presque deux fois plus qu’en 2019). « La gestion des cas individuels ne doit pas prendre le pas sur le collectif », estime Audrey Richard, la présidente nationale de l’ANDRH. Certes… mais il va aussi falloir en venir au dialogue individuel, avec des managers qui y sont parfois peu rodés. Détail essentiel : le rougail est une sauce pimentée. La nouvelle organisation du travail le sera aussi.

Source Jean-Marc Vittori, Les Echos

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