Le confinement a libéré le travail réel

Spécialiste de l’organisation du travail, Yves Morieux analyse les effets puissants de la montée du télétravail lors du confinement. D’immenses gains de productivité sont à portée de main, à condition que les managers travaillent eux aussi très différemment.

Le confinement décidé pour enrayer l’épidémie du Covid-19 a bousculé les entreprises, qui ont dû inventer de nouvelles façons de travailler. Vous qui les conseillez sur leur organisation, qu’est-ce qui vous a frappé ?

Deux constats. D’abord, j’observe que la production a moins diminué que la présence en entreprise et que le temps travaillé – même si les données macroéconomiques semblent indiquer que la baisse de l’activité économique est du même ordre que la part des salariés qui ont cessé le travail. C’est la confirmation qu’une bonne partie du temps passé en entreprise n’est pas productif. Ensuite, la contrainte a obligé les entreprises à passer en numérique. Le temps gagné est gigantesque. Tous ceux qui passaient leur journée en réunion ont pu expérimenter des moments en Zoom ou en Teams plus ramassés où se prenaient autant de décisions. Un rendez-vous d’une heure pouvait nécessiter auparavant un ou deux jours de déplacement, avec l’avion ou le train, le taxi, le passage par l’accueil, etc. Avec les outils numériques, il prend… une heure. Un comité de direction qui pouvait durer avant six heures est ramené à une séance de travail sur trois questions clés. Le confinement nous a catapultés dix ans en avance dans la désinhibition face au digital ! Car il ne faut pas s’y tromper, le télétravail est une illustration concrète de la révolution digitale. Ce faisant, il a révélé l’immense potentiel qu’il y a dans les entreprises en matière de productivité. Et en élimination de réunions inutiles…

Qu’en restera-t-il ?

Il ne faut pas confondre la joie que nous éprouvons de nous retrouver à l’air libre sur une terrasse de café avec un désir de retour à la case départ dans le travail. Selon un théorème de marketing, « L’acte de consommation change le consommateur ». On ne change pas les attitudes et les mentalités par la communication ; c’est quand le contexte change que les comportements s’adaptent et la mentalité évolue. Le même mécanisme est ici à l’oeuvre. Après avoir télétravaillé pendant deux mois, nous ne travaillerons plus de la même manière. D’après nos études, avant le confinement, 40 % des employeurs étaient résolument contre le télétravail ou le considéraient comme un phénomène qui devait rester marginal. Cette proportion est tombée à 20 %.

Le télétravail serait-il donc une solution parfaite ?

Non. Il pose un vrai problème. Il joue certes comme un tamis, qui élimine toutes les scories du travail « par contiguïté ». Il fait disparaître toutes les interactions facilitées par la proximité comme ces rencontres fortuites autour de la machine à café ou devant les ascenseurs, qui ne sont en réalité qu’un substitut à la désorganisation et au manque de priorisation. « Tiens, pour régler cette question, on va organiser une réunion »… Faute de hiérarchiser les messages, on les répète indéfiniment. Quand le travail passe en numérique, la plupart de ces gaspillages disparaissent. De la même manière, les « bullshit jobs », ces fonctions générées par la bureaucratie galopante des organisations, sont apparus pendant cette période pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des postes superflus. Mais le télétravail fonctionne aussi comme un emporte-pièce. Il peut effacer un sentiment d’appartenance, l’identité que donne le travail accompli dans un même lieu. Mais faut-il vraiment « aller au travail » pour en être fier ? C’est peut-être qu’on n’a pas assez réfléchi à ce qui fait la fierté du travail. Beaucoup des supposés bienfaits de la colocalisation sont souvent des substituts pour compenser des déficiences organisationnelles et managériales.

Mais comment prendre en télétravail toutes les microdécisions qui se prennent quand on est en contact quotidien ?

Le modèle de l’avenir est sans doute un modèle hybride qui ne sera ni 100 % bureau ni 100 % télétravail, mais quelque part entre les deux. Avec un jour ou deux en entreprise, pour un temps en commun consacré largement à résoudre les problèmes.

Ne risque-t-on pas aussi de faire disparaître les interstices de l’organisation où émerge souvent l’innovation ? Les entreprises avaient déjà buté sur cet obstacle quand elles avaient rationalisé à fond leur processus de production.

C’est vrai que l’innovation naît souvent dans des interactions fortuites. J’ai un souvenir très précis d’une telle opportunité. Alors que je travaillais dans un grand groupe d’hôtellerie, un dirigeant m’a interpellé dans le couloir sur un sujet qui lui trottait dans la tête, et dont il n’aurait sans doute jamais parlé en réunion. Il y a un lien assez logique entre l’état d’un hôtel et sa rentabilité. Mais pourquoi donc 10 % de ce lien, de cette variance, était inexpliqué ? En creusant cette question, nous avons découvert un immense gisement de productivité dans les hôtels. Et c’est vrai que le télétravail fait disparaître ces moments un peu lâches, ce « slack » comme disent les Anglo-Saxons, qu’on se permet plus facilement quand on est proche les uns des autres. Il y a bien sûr des solutions, des outils numériques, des plateformes de travail interactif en commun. Mais ce n’est pas fortuit.

Les salariés, eux aussi, ont accepté le télétravail parce qu’ils n’avaient pas le choix. Voudront-ils continuer ?

Selon une étude Malakoff Humanis, 73 % des télétravailleurs veulent continuer. Et ce n’est pas très étonnant, car cette forme d’organisation leur offre ce à quoi ils aspirent : davantage d’autonomie, de responsabilité, de flexibilité dans l’emploi du temps. Ils l’ont pourtant expérimentée dans des conditions qui étaient loin d’être optimales, sans préparation, et avec des enfants à la maison et non à l’école. On peut d’ailleurs se demander si le télétravail en période de confinement est du vrai télétravail. Mais il y a une « force de compulsion du travail », qui s’exerce jusqu’à ce que les tâches à accomplir soient effectuées. De ce point de vue, le risque de manque d’assiduité en télétravail est limité. C’est d’ailleurs pourquoi on évoque le risque d’empiétement sur la vie familiale.

Dans beaucoup d’entreprises, une minorité de salariés en télétravail se sont désinvestis. On pourrait même parler de décrocheurs. Que faire ?

Le bénéfice du télétravail n’est qu’un potentiel. La pièce peut tomber du mauvais côté. Il y a effectivement un risque de désengagement, de certains salariés qui sont à la traîne mais aussi parmi ceux qui contribuent le plus à la performance de l’entreprise. C’est l’un des angles morts du télétravail. Je dis depuis longtemps que le manager doit sortir de son bureau pour revenir au coeur de l’action, avec ses équipes, et que son vrai métier est d’observer la coopération entre les salariés pour la renforcer. En télétravail, cette observation est beaucoup plus difficile. Au bureau, le manager voit celui qui fait avancer les choses en aidant les autres. En télétravail, il ne le voit plus. Résultat, l’engagement de ceux qui remplissent ce rôle, pourtant clé pour l’entreprise, risque de s’estomper.

Dans vos travaux, vous montrez que les entreprises risquent de se noyer dans la complexité. Avec le télétravail, ne risquent-elles pas d’être submergées ?

Ce n’est pas seulement le télétravail qui est en jeu ici. La pandémie du Covid-19, les moyens adoptés pour la maîtriser et l’après-pandémie accroissent pour les entreprises l’incertitude, la volatilité et le besoin de résilience. Et pour parvenir à cette résilience, il faut de la flexibilité, une diversification des approvisionnements, de la redondance dans les stocks. L’entreprise est confrontée à une nouvelle vague de complexité. Si les entreprises réagissent comme avant, en multipliant structures et procédures à chaque nouveau défi, elles ne pas vont être seulement submergées mais englouties par la complexité ! Elles doivent donc, encore plus qu’avant, décompliquer leur organisation, en utilisant mieux les outils numériques – pas question par exemple de demander aux managers de maîtriser une dizaine de plateformes collaboratives – et en exploitant tout ce qu’on apprend avec le télétravail, à commencer par une forme de discipline. Le confinement a déconfiné le travail réel, la vraie valeur ajoutée. Un travail qui était confiné par les mauvaises facilités souvent laissées par le contrôle par contiguïté et la supervision directe – quand on est sous le même toit, on a les gens sous la main pour de multiples réunions !

Comment se transforme le rôle du manager dans le télétravail ?

Il doit toujours comprendre ce que font ses équipes, et pourquoi ils le font. Mais c’est beaucoup moins facile que lorsqu’il a ses collaborateurs sous la main. Il faut donc inventer de nouveaux outils. Peut-être des dispositifs de machine learning pourraient-ils l’aider à saisir ce qui se passe, avec des « pulse checks » des enquêtes brèves et fréquentes auprès des équipes pour évaluer leur engagement. Quand le manager voit son collaborateur sur un écran vidéo au lieu d’être en face de lui, il s’épuise à essayer de guetter les signaux que donnent d’ordinaire les mouvements du corps – bouger le corps, c’est dénouer l’esprit ! Le manager doit aussi passer davantage de temps en interaction bilatérale, avec chacun de ses collaborateurs. Ca prend du temps, mais on en économise tellement par ailleurs… Et puis, c’est l’occasion de faire évoluer des modes de management restés beaucoup trop traditionnels dans la plupart des entreprises, marqués notamment par le contrôle direct des managers sur leurs équipes.

Avec la généralisation du télétravail se pose la question de l’espace de l’entreprise, de son organisation, de sa superficie aussi…

Avec les règles de distanciation sociale imposées par l’épidémie, ce sujet n’est pas d’actualité. Dans les mois qui viennent les entreprises auront besoin de tout l’espace disponible, même si une fraction seulement de l’effectif se rend au bureau. Mais, à terme, la question des mètres carrés et de leur utilisation va se poser. Ce qu’on constate dans les entreprises qui ont déjà généralisé le télétravail, c’est une économie annuelle de 10.000 dollars par employé. Dans ce cadre, on peut aussi s’interroger sur l’opportunité de conserver les bureaux-vitrines souvent coûteux, dans lesquels de nombreuses entreprises ont investi ces dernières années.

Toutes les entreprises peuvent-elles basculer dans le télétravail ?

Dès lors que le travail peut être effectué à distance, pourquoi pas ? Imaginait-on par exemple que des agences bancaires puissent fonctionner en télétravail ou qu’un constructeur automobile envisage de faire télétravailler ses commerciaux et ses ingénieurs R & D ? En revanche, je ne suis pas sûr que le télétravail soit adapté à toutes les fonctions. Pour les jobs créatifs notamment, les interactions jouent un rôle clé dans la performance. C’est particulièrement vrai pour le métier de journaliste.

Source Les Echos François Vidal et Jean-Marc Vittori

top